Pithoprakta

À propos de Pithoprakta de Iannis Xenakis (1955-56)

Avec Iannis Xenakis, se dégage une pensée musicale qui manifeste une réelle autonomie vis-à-vis des systèmes existants, en particulier du système sériel. Xenakis reproche au sérialisme de s’en tenir aux sons de la gamme tempérée, de ne constituer qu’un nouvel asservissement des sons et de n’aboutir qu’à une impasse formelle et auditive par une compréhension erronée des combinaisons géométriques et numériques, fruit d’une croyance naïve aux mythes du nombre héritée de plusieurs siècles. La « crispation arithmétisante des acrobaties à base de nombre » ne peut que mener à une formalisation de type déterministe qui témoigne en définitive de la mécanique classique du XIXème siècle, à travers laquelle l’univers se trouve expliqué par les lois du mouvement des corps solides. Le déterminisme du sérialisme lui apparaît comme un cas particulier d’une logique plus générale, dont la limite serait le hasard pur. I. Xenakis pose, pour ainsi dire, un principe d’incertitude à l’égard de tout système compositionnel. Par les lois des grands nombres, il parvient à contrôler les transformations continues de vastes ensembles sonores, à les faire évoluer en jouant sur les rapports entre moyennes et écarts. Des continuums deviennent alors maîtrisables d’un aspect à un autre du monde sonore, organiquement, par exemple du ponctuel au continu, de l’ordre au désordre, par une transition homomorphe du domaine physique au domaine musical.

« Nous pouvons déjà contrôler les transformations continues de grands ensembles de sons granulaires ou continus. En effet, les densités, les durées, les registres, les vitesses, etc., peuvent être soumis aux lois des grands nombres avec les approximations nécessaires. Nous pouvons donc, à l’aide des moyennes et des écarts, donner visages à ces ensembles et les faire évoluer dans différentes directions. La plus connue est celle allant de l’ordre au désordre ou vice versa. La notion de l’entropie y est introduite, mais […] nous pouvons concevoir d’autres transformations continues. Par exemple, un ensemble de sons pincés se transformant d’une façon continue en un ensemble de sons arco » [1].

L’observation de phénomènes naturels et sociaux, rares ou quotidiens, chant des cigales ou manifestation de foule, est pour beaucoup dans cette volonté d’explorer d’autres formes d’organisation temporelle que celles développées depuis la Renaissance, de trouver quelles lois régissent ces ensembles de « particules » sonores à l’intérieur de grandes masses d’événements, afin de créer des espaces sonores d’évolution continue, où puissent se produire des formes changeant d’une manière insensible et toujours contrôlable. C’est ainsi que I. Xenakis choisit d’introduire les lois universelles susceptibles d’élever le discours musical à un plus haut degré de généralité. Fondée sur un corps logique probabiliste d’organisation, l’écriture musicale peut, en effet, prétendre englober les systèmes pré-existants et résoudre « les problèmes de continuité et de discontinuité des êtres sonores composés ». I. Xenakis recourt dès lors aux lois des grands nombres qui permettent de calculer les probabilités des densités sonores, s’appuyant en particulier sur la théorie cinétique des gaz, qui « résout le problème de distribution des vitesses moléculaires dans un gaz donné en faisant appel d’une manière générale au calcul des probabilités », selon les lois de Boltzmann et Maxwell. Au moyen des formules des probabilités et de la statistique, formules élémentaires de Gauss, Poisson, du rayonnement des corps radio-actifs, de corrélation et des seuils de signification développés par des biologistes anglo-saxons, et en constante relation avec les recherches récentes concernant la physiologie de l’audition, I. Xenakis peut évaluer le degré d’ordre, la densité et la vitesse de changement d’êtres sonores considérés à l’intérieur de phénomènes globaux tels des nuages de sons ponctuels ou des masses de sons glissés.

Ses recherches formelles l’amènent à envisager les lois d’apparition et de succession d’événements sonores à travers les formules stochastiques (du grec stochos : cible), plus précisément celles de Poisson, par lesquelles peuvent être contrôlées des atmosphères sonores raréfiées.

I. Xenakis utilise pour la première fois le système stochastique dans Pithoprakta (actes aléatoires), où la distribution de la vitesse des glissandi produits par les cordes est déduite de la loi de Gauss. Le terme stochastique implique une abréviation de la théorie et du calcul des probabilités. A ce stade de sa recherche, I. Xenakis s’efforce de trouver « une région frontière de la structuration » telle que le nombre de règles de composition soit réduit de manière radicale et d’où soit écartée autant que possible toute mémoire. La loi de Poisson lui permet justement de « créer de toutes pièces une forme musicale libre, basée sur un minimum de contraintes logiques, un nombre minimum de relations entre événements sonore ».

Pithoprakta est basée sur le calcul des probabilités et des masses. L’œuvre évolue depuis le son bruiteux d’attaques percussives sur la caisse des instruments à cordes jusqu’au son pur (harmoniques des cordes).

Apparaissent d’abord des blocs plus ou moins denses sans hauteur fixe, où des figures régulières, mais différemment « évidées », de quintolets et de triolets se mélangent. Pour obtenir ces sonorités bruiteuses, Xenakis précise : « retourner l’instrument et frapper avec l’articulation du médium de la main droite au milieu de la caisse de l’instrument, ou bien du plat de la main et sans retourner l’instrument sur la caisse près de l’épaule, ou sous le chevalet des contrebasses ». Le wood-block entre à la mes. 7. Le premier tutti intervient à partir de la mes. 15. Très progressivement se multiplient des sons de hauteur déterminée (d’abord des pizzicati graves de contrebasse, puis des sons arco), qui prennent de plus en plus d’importance. A la mes. 44, les sons bruiteux aux cordes sont éliminés, tous les musiciens jouant arco, un tutti très violent (fff, arraché) s’imposant mes. 45 à 48. Après une césure de près d’une mesure (mes. 51), mes. 52 à 59, les pizzicati et glissandi des cordes sont répartis en fonction du calcul des probabilités ; Xenakis développe à cette époque une analogie entre une masse de sons ponctuels et un état gazeux dont le comportement des molécules est de nature aléatoire : « Identifions les sons ponctuels, par exemple des pizzicati, aux molécules ; nous obtenons une transformation du domaine physique au domaine sonore. Le mouvement individuel des sons ne compte plus. L’effet massal et son évolution prennent un sens tout nouveau, le seul valable, lorsque les sons ponctuels sont en nombre élevé » déclare Xenakis en 1958 ([2]). Chaque mesure (2/2) est divisée soit régulièrement en quatre temps, soit en 3 ou 5 valeurs irrationnelles et la situation reste inchangée pour chaque instrumentiste tout au long de ces quelques mesures.

Mes. 60, après cet encrecroisement de trajectoires individuelles, s’impose brusquement un accord tenu à l’intérieur d’un ambitus global très large, immobile mais avec quelques « trouées », jusqu’à la mes. 67, et l’adjonction d’un son pulsé du xylophone (auquel se rajoutent, par deux fois, des interventions du wood-block). Tout se passe comme si cette attaque brève déclenchait un pizz lui aussi pulsé et qui va se superposer pendant plusieurs mesures avec le son du xylophone. A partir de là, des pizzicati de différentes vitesses se multiplient, dans l’extrême-aigu (d’abord sur une seule note, un fa puis, un ton au-dessus, un sol, peu près, un ton en-dessous, un mi b); ces trois notes constitueront les points de départ pour des glissandi, mes. 97, par 1, 2, puis 3 des premiers violons, ensuite dans le médium (un la # par trois des altos avec, comme pour les violons, des notes de part et d’autre, d’abord un ton au-dessus et un ton en-dessous), gagnant par la suite les registres graves, à travers l’adjonction de trois violoncelles et de trois contrebasses. Entre les mes. 97 et 104, on peut observer en fait une superposition de trois aspects : des notes tenues immobiles par une partie de l’effectif, des pizz. en glissando descendants par trois des premiers violons, des pizz. en glissando ascendants par trois altos, trois violoncelles et trois contrebasses, qui interviennent de manière étagée, d’abord en pizz. répétés, puis glissés.

Mes. 105, les longues tenues ont complètement disparu. Les instruments apparaissent alors couplés : l’un joue un son en pizz, tandis qu’un autre entreprend un glissando, arco, à partir de la même hauteur. Les interventions se font plus disparates, des mes. 108 à 119, mais toujours selon un principe de couplage entre un instrument qui produit un pizz et, simultanément, un autre qui entreprend un glissando, mais cette fois pas nécessairement à partir de la même hauteur. Après deux mesures de silence, mes. 122-171, les 46 instruments à cordes sont tout à fait individualisés, avec 6 groupes de timbre superposés (col legno frotté, col legno frappé, pizz., arco normal, glissando, attaque sur la caisse de l’instrument – indiquée par la lettre H), à travers lesquels ils passent tour à tour. Une foule de détails donnent ainsi vie à cette masse de sons qui pourrait sembler statique, de par la densité exceptionnelle d’événements rassemblés. Xenakis précise en note dans la partition : « Dans cette nébuleuse de sons, faire ressortir les configurations galactiques des coups d’archet « arco normal ff » des instruments notés avec un petit carré noir. » Il réitérera un peu plus tard cette indication pour une galaxie de sons glissés. Sont alors superposées des divisions du temps en 3, 4 et 5. Les instruments parcourent chacun, de manière discontinue, des ambitus de hauteur très larges. Nous sommes environ au centre de l’oeuvre.

Les deux trombones entrent pour la première fois ppp, mes. 172, l’un tenant un sol grave, l’autre produisant un glissando très lent, alternativement ascendant et descendant, à l’intérieur d’une tierce mineure, jusqu’à la mes. 183 (donc quatre mesures avant le prochain changement de caractère des cordes, assurant une sorte de transition), faisant ressortir les battements lorsqu’il se rapproche de la note de son partenaire ; ce sera du reste l’unique intervention des trombones. Les cordes jouent en tutti, col legno frappé fff.

Mes. 180, après une dispersion individuelle au niveau des hauteurs, chaque instrumentiste se voit attribuer une seule note répétée, où les pizz. prennent rapidement le dessus. Après un mélange de pulsations (toujours en rapport 3/4/5), pour la plupart régulières, les interventions deviennent parfaitement synchrones à la fin de la mes. 185 et mes. 186 (trois noires, soupir, une noire, donc une pulsation plus lente que les précédentes, en croches ou triolets de noire). Deux mesures et demi de silence constituent une nouvelle césure, suivie d’un bloc tutti de pulsations régulières mélangées pendant l’équivalent de deux mesures. Après un silence général (rompu par une intervention isolée du wood-block) intervient un nouveau bloc, par une partie des cordes, tout à fait régulier en ce qui concerne le rythme (uniquement des triolets de blanche), et homogène quant au mode d’attaque (col legno frappé) et à l’intensité (fff). Suivent, après un silence de quatre mesures et demi, à partir de la mes. 200, des blocs de pizz., d’abord ascendants puis descendants par des groupes de 5 instruments qui font chevaucher leurs interventions (contrebasses, violoncelles, altos légèrement étagés mes. 200, violoncelles + altos + seconds violons, mes. 201); un nouvel arc, rythmiquement plus dispersé, se déploie mes. 203 et 204, depuis les contrebasses, dans le grave, jusqu’aux violons (dans 6 parties seulement), dans le médium, qui jouent tous en col legno frappé, toujours fff, ce qui introduit une manière de symétrie par rapport aux mes. 193 à 195. Après trois mesures de silence, à partir de la mes. 208, en sourdine, se produit un nouvel entrecroisement de glissandi de plus en plus fourni en pizz. ou arco (notes tenues ou en tremolo), puis répartis en sous-groupes qui se chevauchent de manière complexe, avec une diversification des timbres arco (sul ponticello, col legno frappé), les pizz. disparaissant peu à peu; le découpage temporel est uniquement basé sur des divisions en 5 des temps de la mesure (2/2), situation qui se prolongera quasiment jusqu’à la fin; un crescendo, depuis la mes. 229, atteint son point culminant, fff, mes. 230. Les instruments jouent tous, à partir de la mes. 231 en arco normal des glissandi (sans tremolo); de longues tenues se propagent progressivement, depuis l’extrême aigu jusqu’à l’extrême grave, mes. 238. A partir de la mes. 239, le mouvement s’inverse : des notes tenues émergent des glissandi en tremolo à partir de l’extrême grave et prennent peu à peu le dessus (se substituant totalement aux tenues autour de la mes. 243), mais les registres graves cèdent progressivement la place aux registres aigus, les interventions s’amenuisant lorsqu’est atteint le registre extrême aigu. A partir de la mes. 250 sont exposés de petits blocs de quatre sons synchrones à l’unisson, entrecoupés de silences (avec une intervention isolée du wood-block), toujours sur un si b, qui s’agglutinent mes. 264 à 266, après deux interventions de même type, isolées, de deux des premiers violons, suivies d’un silence d’environ une mesure et demi. Après un nouveau silence, un dernier petit groupe bref (un temps) de quatre sons harmoniques, en tremolo sul ponticello, par les deuxièmes violons, clôt l’oeuvre ; il s’agit là d’ « atmosphères raréfiées », selon la loi de Poisson.

Malgré la complexité interne de ce qui se passe la plupart du temps à l’intérieur des séquences de tutti, les caractères et leurs évolutions graduelles, ainsi que leurs effets de tuilage, sont donc nettement identifiables. Le choix des modes d’attaque favorise le passage graduel depuis les sons bruiteux jusqu’aux sons purs. Les sonorités étrangères aux cordes présentent pour leur part des affinités avec elles (le bois des instruments à cordes dans leur rapport avec le wood-block et le xylophone, les glissandi qui constituent le dénominateur commun entre les cordes et les deux trombones). Dans cette oeuvre, Xenakis joue sur un dosage très subtil entre homogénéité et hétérogénéité, ordre et désordre, caractères statiques et statistiques, ainsi que sur des progressions dynamiques, lorsqu’un caractère ou un registre cède insensiblement la place à un autre. L’organisation très contrôlée de la forme globale et des subdivisions successives lui permet d’éviter une simple juxtaposition d’effets et de tisser, au moyen des lois mathématiques mentionnées plus haut, des liens organiques entre les aspects fortement contrastés, voire opposés, du vocabulaire sonore qu’il choisit de faire ainsi fusionner.

[1] Matossian, Nouritza Iannis Xenakis, Fayard/Sacem, Paris, 1981, pp. 116-117.

[2] in Solomos, Makis, Iannis Xenakis, P.O. Editions, Mercuès, 1996, p. 27.