Duet

avec Pierre Buraglio (1999)

En juin 1999, Pierre Buraglio et moi avons amorcé une collaboration susceptible de se concrétiser sous la forme d’une sérigraphie qui serait à la fois une œuvre à voir et à jouer, ou encore dont la part sonore pourrait être imaginée par le spectateur. Elle serait réalisée pour la Scène nationale, Carré Saint-Vincent (Orléans).
Nous avons dès lors envisagé une (au départ nous avions pensé à deux ou trois) grande feuille où apparaîtraient plusieurs types d’allusion à la musique, par l’intermédiaire de phrases, de signes graphiques, de la représentation plastiquement détournée d’instruments. Pierre avait à l’esprit une citation de Léon Werth dans Clavel soldat :
« Le cuisinier a fabriqué deux mandolines, l’une avec une boîte de cigares, l’autre avec un bidon de pétrole. Il propose de donner un petit concert. Sa plaisanterie reste sans écho. Il voulait se donner du cœur. Il eût joué […].
Toujours dans l’idée d’instruments construits avec des matériaux de récupération, Pierre se souvenait également avoir entendu dire à la radio que le violoniste André Maréchal s’était fabriqué dans les tranchées (pendant la guerre de 14-18) un violon avec une caisse vide (de grenades?), un manche à balai et des ficelles.
C’était là une première piste musicale à suivre : mais quelle musique inventer pour des instruments apparemment aussi sommaire ? Plastiquement, Pierre traduisit cette évocation par le biais d’une image en référence au traitement cubiste de la guitare. Pour ma part, je songeais à quelque proposition d’action instrumentale qui ne passerait pas par la notation conventionnelle, mais prendrait plutôt l’aspect d’un court scénario ; ce serait donc une partition verbale qui suggérerait des types d’intervention par rapport à un quelconque instrument à cordes pincées. J’ai repris les éléments d’une partition extraite du livre-partition Le temps de le prendre (Ed. Kimé), Main gauche, qui a donné lieu, par la suite, à un prolongement électro-acoustique.

Pierre souhaitait une confrontation avec un autre pôle d’intérêt, initialement visuel, mais qui devrait bien sûr avoir des conséquences en vue d’une future composition musicale, lié à la personnalité de Chardin : le fragment retravaillé d’un autoportrait du peintre, auquel je suggérai d’adjoindre une citation de sa toile Les attributs de la musique civile, où l’on peut reconnaître un cor, une flûte, une trompette, un violon, une musette…
Mais une nouvelle fois se posait la question de la musique que l’on pourrait insinuer en filigrane de ces boûts d’image. Après tout, qu’est-ce qu’aurait bien pu chantonner Chardin en peignant son autoportrait ?
Pierre pensait à quelque « standard » de l’époque et me proposa l’air bien connu de J’ai du bon tabac, ce qui m’a amené à composer un petit groupe de variations sur ce thème, lui demandant au préalable de me ménager des espaces à l’intérieur de la feuille où je pourrais inscrire des éléments de partition.
Nous nous orientions vers une œuvre formée de plusieurs mouvements indépendants, chacun représentant une manière de faire référence à un aspect de la pratique musicale. Je me suis dit que, puisque nous disposions d’ores et déjà de deux types de notation (l’une liée aux symboles solfégiques, l’autre sous la forme d’une transmission verbale), il serait intéressant de faire appel à une troisième hypothèse de notation, traditionnellement désignée sous le nom de tablature, et qui reflète l’identité visuelle de l’instrument. Un instrument à cordes, en l’occurence la guitare, s’imposait. J’ai demandé à Pierre de me tracer, aussi simplement que possible, le plan d’une guitare, prévoyant d’y superposer une grille d’accords indiqués par des chiffres (spécifiant les doigtés).
Nous avons ainsi obtenu trois moments, tout à la fois plastiques et musicaux (même si, dans ce cas, il s’agit d’une musique en puissance) qui semblent s’observer, tantôt se compléter, tantôt s’opposer, bref jouer les uns par rapport aux autres.
Et le titre de l’ensemble vint de lui-même : Duet (petit clin d’œil au goût prononcé de Pierre pour le jazz et précisément pour les « duets ») où l’enjeu reste de mettre en tension deux logiques d’organisation, l’une de nature plastique, l’autre sonore, sans aucunement prétendre résoudre leurs fertiles divergences.