Mémoires d’oubli

Au début des années 90, j’ai entrepris une œuvre de longue haleine, un Hörspiel commandé par Radio France, qui allait devenir Mémoires d’oubli (1991), aboutissement d’un échange avec Bernard Noël, et d’un travail original avec la chanteuse de jazz Helen Merrill.

Plutôt que de choisir un poème préexistant, je souhaitais disposer d’un texte conçu en interaction avec le contexte musical. Bernard Noël a parfaitement joué le jeu, me proposant des éléments destinés à passer par différents degrés de compréhension, phonèmes bruts, en deçà de toute signification, poèmes rejoignant la forme de la chanson, phrases clairement intelligibles ponctuant le discours musical. Je désirais également composer avec une voix soliste, singulière, qui ait d’autres qualités que celles des cantatrices classiques, et dont j’esquisserais une sorte de portrait à travers ma propre musique.

A partir du synopsis poétique, il s’est agi de tisser des liens aussi organiques que possible, fondés sur les possibilités propres au langage radiophonique, entre trois mondes sonores : l’orchestre, un petit groupe instrumental accompagnant la chanteuse, ainsi que la voix. Celle-ci intervient elle-même selon trois modalités: chantée, parlée, transformée par des traitements électro-acoustiques.

Le thème de la mémoire sous-tend l’ensemble du projet à la manière d’une « basse continue », du vocabulaire musical jusqu’aux mixages, avec ses effets d’effacement, de brouillage, de polyphonie.

Bernard Noël a déclaré à ce propos : « Un désir musical est un pari. Vous avez un ami musicien : il vous propose un travail en commun. Passionnant, sauf que pour vous la musique est le mystère même.

Et puis comment faire ce qu’on n’a jamais fait ? Vous hésitez un an, deux ans. Vous n’en dites pas moins : ça vient ! ça va venir !

Un jour, histoire de voir, vous tentez de susciter en vous quelque chose de sonore. C’est tout en bas un bruissement bizarre, une cascade d’air. Et ça tourne, ça bourdonne, ça poigne.

Vous essayez là-dessus des quoi ? des qu’est-ce ? des syllabes une à une, et, soudain, le temps racle vos nerfs, effeuille un visage, travaille la gorge cependant que la cage de votre âge fait une image d’où jaillit la chanson ».

Pour moi, cette pièce est particulièrement significative de ce que j’ai pu faire dans le domaine de la création radiophonique, hormis les émissions de l´Atelier de Création Radiophonique de France-Culture conçues avec Christian Rosset, l’outil radiophonique ayant toujours représenté pour moi une source de stimulations privilégiée. Dans un entretien avec Andrea Cohen pour sa thèse sur la création radiophonique, j’ai tenté de faire le point à ce propos :

« Je me suis tout d’abord posé la question d’une collaboration avec un écrivain, car je voulais réaliser une pièce dans laquelle le texte aurait une importance stratégique. Je me suis adressé à Bernard Noël, avec qui j´avais envie de travailler depuis longtemps. À l´époque, celui-ci avait peu d´expérience commune avec des musiciens ; l’idée l´intéressait mais il ne savait pas par quel bout prendre le projet.  Je lui ai donc adressé une demande d’ordre général : je souhaitais, d’une part, qu’il me soumette un texte dont une section serait clairement intelligible, une autre partie destinée au chant, donc avec un  degré de « lisibilité » moins grand, et une autre qui serait constituée d’un ensemble de phonèmes bruts, comme de la « bouillie » de mots ou de phonèmes. Mais tout cela  ne nous apportait aucune précision sur le sujet, la thématique à explorer. Bernard Noël m’est apparu assez perplexe, parce qu’il n’avait pas vraiment d’éléments concrets auxquels se raccrocher. À un moment donné, il m’a dit qu’il avait écrit un livre sur le journal Le Monde et que cela pourrait représenter une base de travail. C’est ainsi que nous sommes allés, avec des preneurs de son de la radio, enregistrer les bruits de l´imprimerie du journal, qui  devait déménager quelques mois plus tard. Mais ce n’est pas pour autant que les choses ont progressé davantage. Un mois, puis deux sont passés et  il n’en restait plus que six ou sept pour faire aboutir le projet.

Entre temps, il y avait une autre collaboration que je souhaitais vivement amorcer, c´était celle avec la chanteuse de jazz Helen Merrill. Je l’ai contactée et, après quelques réticences, elle s’est presque montrée intéressée, un peu effrayée aussi, car elle n’avait jamais été confrontée à une partition de musique contemporaine.

Lors d’une de nos rencontres informelles, ne sachant pas trop comment faire évoluer notre collaboration, j’ai proposé à Bernard Noël de lui passer des disques d´Helen Merrill  correspondant à son répertoire de jazz, et il est tombé sous le charme. Il m’a dit : « c´est vraiment avec cette chanteuse que l’on va travailler? C´est fantastique! Ton texte, tu l´auras dans trois semaines ». Et effectivement, c’est bien ce qui est arrivé, tellement il avait été stimulé par cette voix, par l´idée que ses poèmes allaient être interprétés par une chanteuse dotée d’un talent si singulier. C´est pourquoi aussi les poèmes à chanter sont écrits soit en français, soit en anglais. « Comme c´est une chanteuse américaine » m’a-t-il confié à ce moment-là, « je rédigerai un texte en français,  puis le ferai traduire, pour en avoir deux versions différentes ». Cette pièce est donc devenue une sorte de portrait d´Helen Merrill et Mémoires d´oubli une fantasmagorie autour de sa voix évanescente, transparente.

Ensuite, il m´a envoyé un scénario qui était passionnant parce que, au lieu d’être un texte lisible et publiable en tant que tel, il ma livré, à la manière d’un synopsis, les grandes lignes de la forme globale de la pièce, de sa dramaturgie, ainsi que ses propres attentes sur le plan musical. Je crois qu’il a repris ultérieurement les poèmes des chansons, mais pas le texte lui-même, qui ne peut que demeurer sous-jacent à notre processus commun de collaboration.

Mémoires d´oubli s’est d’emblée présenté comme un jeu de construction avec les outils radiophoniques et musicaux. J´avais un certain nombre de forces en présence : l’orchestre philharmonique de Radio France, un petit groupe  instrumental qui accompagnerait Helen Merrill, la possibilité de plusieurs séances d’enregistrement avec la chanteuse, et un travail électro-acoustique au GRM (Groupe de Recherches Musicales) était prévu pour certaines séquences. Le scénario de Bernard Noël s’est alors imposé à moi comme un théâtre pour l´oreille, qui fonctionnait essentiellement par rapport au son, tout en étant évidemment, à l’origine, d´essence  poétique.

Ce qui m’intéressait également, c’était de viser au plus près les moyens radiophoniques, ce qui ferait que la pièce ne pourrait jamais être donnée en concert.

L’étape suivante consistait, pour moi, à composer « sur mesure » les chansons pour Helen Merrill, qui m’avait préalablement demandé que tout soit écrit. Ce point m’avait d’ailleurs quelque peu désemparé, car j’avais trouvé dommage que je ne puisse pas tirer parti des qualités de flexibilité et d’inventivité qui sont le propre des musiciens de jazz (J’ai découvert bien après la réalisation du projet qu’elle lisait en définitive avec beaucoup de difficulté la notation classique et qu’elle avait dû tout apprendre d’oreille avec une répétitrice (cf. l’entretien entre Anne-Marie Minella et H. Merrill, reproduit ci-dessous). En fait, elle trouva les partitions en question terriblement difficiles, n’étant pas habituée à changer de tonalité et de métrique à chaque mesure. Mon idée était pourtant, tout comme Bernard Noël qui, comme beaucoup d’écrivains je crois, m’est apparu très tenté d’écrire des textes pour des chansons, de me rapprocher des inflexions mélodiques et du phrasé des « standards » de jazz, mais dans un sens allusif, sans insistance. Et j’ai composé l’accompagnement de ces Songs d’oreille, intuitivement, alors que les sections orchestrales sont le fruit d’une élaboration beaucoup plus abstraite et formaliste.

Dans les sections orchestrales, il n´y a pas de références explicites à des styles préexistants. Sans entrer dans les détails,  j´ai  travaillé notamment sur les zones communes ou divergentes entre les diverses familles instrumentales (avec des « spots » sur des groupes instrumentaux de densité variable), sur leurs limites, sur les registres extrêmes, avec des échelles modales à l’intérieur des espaces ainsi constitués. L’écriture en est généralement très précise, car il est à mon sens très risqué de jouer sur une grande flexibilité dans le cas d’un nombre important de musiciens. Et je voulais que ce monde-là, qui est essentiellement basé sur des calculs liés à des notions d´intervalles, de registres…. soit confronté à quelque chose de beaucoup plus charnel, incarné par la présence très sensuelle d’Helen Merrill. Comme elle n’était pas prête pour enregistrer les Chansons, mais qu’elle passait par Paris, elle accepta l’idée d’une séance au cours de laquelle je lui proposerais des séquences plus souples, en soliste. J’avais imaginé des lignes mélodiques entrecroisées, sans rythmique précise, et qu’elle enregistrerait en re-recording (avec des points de repère que je lui donnais au piano, sans les enregistrer bien sûr), sur un des ensembles de phonèmes que Bernard Noël m´avait fourni. D’autres séances d´enregistrement de même nature ont suivi, et elle y prenait apparemment beaucoup de plaisir. Une partie de ce matériau a été ensuite traitée au GRM.

Au cours d’une autre séance, je lui ai demandé de me chanter, sur un phonème de son choix, chromatiquement, toutes les notes de sa tessiture, de la plus grave à la plus aiguë. Puis j’ai échantillonné chacun de ces sons. Un peu plus tard, je lui ai suggéré de me chanter ce que lui passait par la tête, sous forme de petites bribes de formules mélodiques ; j’avais toujours en tête l´idée de l´oubli,  comme quand on essaie de se souvenir de quelque chose, en faisant resurgir de courts fragments de quelques secondes. Ensuite, j´ai isolé au moyen du montage ces multiples bouts de bande magnétique, dans un ordre choisi de manière tout à fait  empirique. J’ai alors composé une sorte d’accompagnement pour cette succession de séquences, et je l’ai joué sur un clavier, les sons du clavier correspondant aux échantillonnages de sa voix. Cela me permettait de commenter, de tourner autour de ces petites séquences préexistantes, de les ramifier…

Tout cela m’a procuré un ensemble d´éléments que, par la suite, j´ai mis en forme très progressivement au moyen du mixage, après avoir enregistré les sections orchestrales, qui ont une relative autonomie par rapport aux parties vocales, ainsi que les chansons. Le découpage s’est effectué en fonction du scénario de Bernard Noël et des interventions parlées qu’il a lues lui-même. J´ai donc bâti peu à peu l’ensemble à partir des différents éléments dont je disposais, comme s’il s’agissait d’un patchwork, avec plusieurs strates s’interpénétrant :

– une strate souterraine, que l´on n´entend pas, le scénario initial

– le texte chanté (les Songs)

– le texte dit par Bernard Noël

– la « bouillie » de phonèmes, prononcés par Anne-Marie Minella, et transformés selon les procédés électro-acoustiques du GRM pour obtenir des effets de filtrage, déformation, démultiplication…

À partir de là, il me fallait résorber cette dispersion d’éléments hétérogènes, unifier le tout, faire en sorte que la pièce soit perçue d’un seul tenant, même si l’on peut reconnaître un certain nombre de jalons nettement identifiables (notamment les Songs et les phrases lues) et qui contribuent à rythmer la pièce. L´idée  de continuum est très importante pour moi; peut-être est-ce là un héritage du sérialisme. Je visais des passages graduels entre la voix presque inarticulée, basée sur des unités phonétiques, et qui rejoint, de ce point de vue, le travail instrumental, et l’aspect sémantique du texte lu par  Bernard Noël, en passant par la voix chantée. De même, au niveau instrumental, je voulais qu´il y ait un continuum entre les aspects les plus abstraits de l’écriture orchestrale et le côté évocateur (quasi figuratif) de l’accompagnement instrumental d’Helen Merrill, avec ses allusions à l’univers de la comédie musicale où, même tiraillée, l’harmonie tonale transparaît. Je voulais l’hétérogénéité, car le médium radiophonique favorise les techniques du collage, du montage, du mixage, et c’est pourquoi j´ai opté dès le départ pour des matériaux très différents (électro-acoustiques, instrumentaux, chantés, parlés), mais je désirais frayer des transitions entre eux, sans pour autant éliminer les tensions et les chocs qui émanent de tels affrontements. Le collage est une notion qui m’a toujours vivement intéressée, mais ce n´était pas vraiment le propos de Mémoires d’oubli. Dans certaines pièces que j´ai réalisées avec Christian Rosset, l´aspect du montage est plus évident, avec des ruptures affirmées entre les parties. Dans celle-ci, j´ai plutôt cherché des formes de dialogues entre les éléments rassemblés parce que je souhaitais que les diverses pièces de ce puzzle finissent par se disposer ensemble de manière organique.

Il me fallait également m’adapter à la contrainte de la durée globale correspondant à ce type de pièce (liée au prix Italia), entre 30 et 35 minutes.

Plus généralement, j’ajouterai que la radio est, pour moi, un lieu de rencontres non seulement  avec des artistes mais aussi avec des techniciens. Le fait de travailler avec quelqu´un comme Madeleine Sola (chef opérateur son) a été déterminant. Je me souviens de la surprise d’Helen Merrill, lorsque Madeleine lui a proposé différents types de micro, donc de qualités de prise de son, car elle avait parfaitement compris que les jeux de distance vis-à-vis du micro constituent un élément décisif de l’interprétation d’Helen, afin de rendre plus prégnante une respiration, un son bouche fermée…Et cela a suscité un authentique travail d´équipe, même si c´est Bernard Noël et moi-même qui avons initié le projet.

Entretien de Jean-Yves Bosseur avec Anne-Marie Minella pour Jazz Magazine

 – Ce que je voulais faire avec Helen, c’était, en quelque sorte, son portrait, c’est à dire, arriver à rendre le caractère intimiste de sa voix et me rapprocher de son répertoire fait des standards du jazz et des thèmes de la comédie musicale, qu’elle adapte de façon très personnelle. Je voulais traduire cet esprit-là, mais sans référence explicite, comme si son style était une sorte de basse continue que je mariais à mon propre style harmonique et mélodique. Il n’y a donc pas d’allusion trop franche mais une sorte d’affleurement permanent de sa personnalité et de son univers musical. Pour cela, j’ai utilisé plusieurs matériaux sonores dont certains, d’ailleurs, n’avaient pas du tout été prévus au départ. Helen avait souhaité quelque chose de fixe, comme une mélodie. J’ai donc composé une séquence instrumentale totalement écrite pour l’accompagner. Mais j’ai également préparé d’autres types de matériaux; l’un d’eux est la superposition de sa voix à elle-même; elle a enregistré une première ligne mélodique à laquelle elle a, ensuite, réagi vocalement. Nous avons fait cela quatre fois.

Je lui ai, par ailleurs, demandé de chanter de toutes petites bribes mélodiques qui lui passaient par la tête, comme si elle chantait pour elle-même. J’ai ainsi disposé d’éléments qui allaient un peu plus dans le sens de son phrasé jazz. Puis je lui ai demandé d’enregistrer tous les sons de sa tessiture, du plus grave au plus aigu, par demi-ton, sur des phonèmes que nous avons choisis ensemble. J’ai ensuite échantillonné ces sons pour en disposer sur un clavier et accompagner ses fragments mélodiques.

J’ai voulu travailler d’une manière assez souple avec Helen, plutôt que de lui écrire des séquences figées, puisque le rapport au jazz est un rapport qui, à mon sens, dépasse l’écriture. C’est ce qui m’a le plus intéressé avec elle, déborder l’écriture…D’autant plus que mon type d’écriture l’a un peu désarçonnée, parce que d’une mesure à l’autre, on n’est plus dans la même harmonie, ni dans la même métrique, alors que les mélodies qu’elle chante d’habitude sont beaucoup plus coulées. Là, je lui ai fait un peu violence.

 

– Qu’est ce qui vous attire le plus dans le jazz ?

 

– L’extrême diversité des interprètes. En musique classique contemporaine, il y a moins de différence entre un instrumentiste et un autre que dans le jazz où les personnalités sont très fortes; c’est dans ce sens là que j’aime travailler avec des jazzmen: composer spécifiquement pour un musicien qui est irremplaçable. J’aime le jazz pour ce rapport très sensuel à l’instrument ou à la voix.

De plus, il y a des harmonies que j’aime beaucoup dans le jazz et se rapprochent de celles que l’on peut trouver en musique contemporaine, si ce n’est que le jazz a gardé un rapport à la mélodie qui, chez nous, est plus distendu. Le jazz garde des éléments qui sont niés en musique contemporaine et dont, moi, par contre, je cherche à ne pas perdre la trace. Il y a, ainsi, un balancement entre ce qui est mélodique et ce qui ne l’est pas, alors que souvent, dans un certain courant de la musique contemporaine héritée du sérialisme, on est hors mélodie, hors attraction modale ou tonale. C’est cette ambiguïté dans le jazz qui m’intéresse.

Mais je n’ai pas voulu simplement flirter avec le jazz ou « m’encanailler » comme l’a écrit un critique. Pas plus que je n’ai cherché à ce qu’Helen fasse de la « musique contemporaine ». En fonction de mes attirances vis-à-vis de certaines musiques, une osmose peut s’opérer, surtout avec des gens que je connais et que j’aime depuis plusieurs années. Je ne voulais surtout pas faire ce qu’on pourrait appeler un « collage », qui suppose que les musiques demeurent étanches, mais, au contraire, frayer des passages entre les deux.

 

Entretien d’Helen Merrill avec Anne-Marie Minella

 

– Jean-Yves Bosseur m’avait demandé, il y a longtemps, de participer à une oeuvre de lui, mais je pensais, par préjugé, que cela serait trop difficile pour moi; si bien que j’ai commencé par refuser. Puis je l’ai rencontré et au bout de 5 minutes, j’ai dit « d’accord », par ce que j’ai compris ce qu’il voulait faire et parce que j’aime les challenges; cela m’a semblé une bonne occasion pour un travail d’un genre nouveau.

J’ai toujours fait des expériences musicales nouvelles et mon entourage m’a toujours dit : « Tu ne devrais pas faire cela  » ou « tu n’aurais pas du faire cela ». Toute ma vie, j’ai entendu cela ! Ils auront l’occasion de le redire. Mais pourquoi pas ? C’est comme demander à un alpiniste, pourquoi il va faire l’Everest; « parce qu’il est là », voilà la réponse. Il est là et il est accessible. Quand j’ai chanté au Japon la musique traditionnelle japonaise, on m’a dit : « Mais, voyons, c’est une musique propre aux japonais, tu ne peux pas chanter cela ». Quinze ans plus tard, on la diffusait à la radio comme un exemple à suivre pour les jeunes Japonais (rires).

Mais mon travail avec Jean-Yves Bosseur est très différent de tout ce que j’ai pu faire jusqu’à présent. Je ne sais pas si je recommencerai une telle collaboration, parce que cela m’a demandé beaucoup de temps; j’ai été obligée d’étudier, alors que d’habitude, je me contente d’apprendre par osmose. J’ai l’habitude des changements d’accords et j’écoute; même quand il y a un peu d’avant-garde dans le jazz, je peux prévoir les changements d’accord, parce que je sais d’où vient la musique et où elle va.

Travailler avec Jean-Yves Bosseur, par contre, m’a demandé beaucoup de discipline, bien qu’il m’ait donné un peu de liberté ou que je l’ai prise. Mais je n’en avais pas tant que cela, je n’avais pas celle dont j’ai l’habitude. Il m’a donc fallu apprendre; j’ai du penser ma voix comme l’élément d’un groupe de musique de chambre alors que, d’habitude, elle est en avant, en soliste. A un certain moment, il fallait qu’elle sonne telle que je peux l’entendre moi-même dans ma tête, plutôt qu’extériorisée, comme lorsque je parle à quelqu’un. Elle devait être la voix du souvenir, des choses auxquelles on pense. Et puis, j’ai du chanter dans trois langues différentes… Mais j’ai survécu !(rires).

Je préfère la nouveauté plutôt que d’être en permanence en sécurité. Je n’ai, d’ailleurs, jamais eu une vie musicale de tout repos. Et ça été palpitant, ce travail. Le mariage du jazz et de la musique classique a toujours été quelque chose de difficile à réaliser, mais Jean-Yves Bosseur s’est approché au plus près, je pense, d’une bonne alliance entre les deux, d’un bon feeling.