Gisèle Brelet, dans la Revue d’esthétique

n°2-3-4, Ed. Klincksieck, Paris, 1968, pp. 272-273 :

« Un arraché de partout, de Jean-Yves Bosseur, nous propose le modèle formel d’un temps discontinu destiné à le demeurer dans l’exécution, qui seule lui donne son sens. Mais comment éviter que les discontinuités ne renvoient à la mélodie continue de notre vie intérieure? L’œuvre est comme un contrepoint entre deux plans temporels. Le compositeur a d’abord créé une forme fixe et continue, qui se suffit à elle-même et constitue déjà une œuvre qui peut être exécutée telle quelle. Mais dans l’œuvre complète, des « inserts », formes intercalaires (de trois sortes: blocs statiques, mouvements et une pièce autonome), interrompent et brisent de manière très tangible la continuité de la forme fixe, et dans la mesure où à cette fixité elles opposent une mobilité sollicitant très instamment la liberté de l’interprète. De ce temps « cassé », véritablement discontinu, quel est au juste le sens ? ll semble que pour Bosseur, comme pour Bachelard, « les centres actifs du temps sont ses discontinuités » (Bachelard, Gaston, La dialectique de la durée, Paris, P.U.F., 1936, p. 38.). En ces inserts, réservés aux jeux de la liberté, sont mis en lumière les instants décisifs du choix – ces points culminants de la vie spirituelle – qui, dans les œuvres fragmentées, tendaient à se fondre en la continuité temporelle où ils s’inscrivaient. Isolé par une zone de silence, le bloc statique devient comme le symbole de l’acte de la conscience, dans la gratuité de son surgissement, de la liberté comme pouvoir de rupture et de premier commencement, qui ne fait qu’un avec l’autonomie de l’instant. A l’intérieur des inserts, tout est mis en œuvre pour préserver l’interprète de l’automatisme et l’obliger à une intense participation intérieure : multiplicité des facteurs à déterminer « au moment de l’exécution » (même pour un seul « bloc statique »), fréquence de l’appel à l’initiative de l’interprète (dans les « mouvements »), exigence d’une promptitude dans les décisions qui suppose une constante lucidité de l’écoute. Il importe en effet que l’interprète ne puisse prédéterminer ses choix, car c’est l’actualité même de ses initiatives, dans leur motivation concrète, qui confère à l’exécution sa tension interne, sa qualité vivante. En régime de continuité formelle, le discontinu ne pouvait être que le décousu; par contre, dans une musique où règne le temps vécu, le discontinu atteste la docilité de la durée pure aux actes d’une liberté qui peut introduire en elle les différenciations les plus fines et animer ainsi d’une vie originale chaque parcelle de temps musical. Ce pouvoir immédiat de la liberté sur le temps s’exprime tout particulièrement dans la pièce autonome Rampement qui bout, mouvement segmenté, haché par des silences qui accusent ses discontinuités. Ici s’offre comme le schéma d’une action créatrice, avec l’émiettement des décisions dans le temps et les silences intérieurs, symboles de débats volontaires. Ce temps discontinu c’est, au-delà de la durée pure, le temps de l’esprit, celui qu’on peut à son gré interrompre et reprendre, et qui est le refus obstiné de toute « berceuse de la continuité » (Bachelard, Gaston, La dialectique de la durée, p. 113.). »