À un compositeur de « messe »
N’y aurait-il pas deux manières de concevoir la lecture publique d’un texte sacré, soit qu’on l’ait extrait des Livres saints, soit qu’un long usage dans la liturgie lui ait apporté une sorte de consécration, au point qu’il fasse comme partie du « corps sonore » d’une tradition religieuse ?
La première manière concevrait cette proclamation comme un moyen d’acheminer ce texte vers un destinataire, en quelque sorte pour lui dire effectivement ce que le texte dit, et par ce dire et ce dit, persuader, toucher, convaincre, plaire, ou blesser, en s’efforçant de réussir cet acheminement.
La seconde manière est plus subtile. Elle considèrerait plutôt ce texte (ce peut être une invocation, une hymne, une narration…) comme une sorte de « réserve » (comme on disait la « Sainte Réserve » en parlant du Pain Eucharistique conservé pour les mourants ou les pieux visiteurs) et, dans ce cas, la lecture, bien loin de faire de ce texte un propos à devoir acheminer pour engendrer quelqu’ effet moral ou affectif, semble se faire en sens inverse, comme si le langage avait la possibilité de se retourner en lui-même et vers lui-même, pour remettre au travail les signes sonores dont il est fait, dans une sorte de confrontation réciproque et déployée dans l’espace et le temps. Le texte entend le texte, pourrait-on dire, et l’auditeur est en quelque sorte convié aux Noces du Verbe, et invité à entendre ce que les mots disent aux mots.
Ainsi la musique, et tout premièrement le chant, apparaît comme une forme oscillante, tirée entre deux pôles : acheminer ad extra un message, rendu plaisant ou convaincant par les pouvoirs du chant, ou investir le domaine « réservé » que constitue cette sorte d’immanence au langage à lui-même, depuis l’opacité phonique de sa surface, jusqu’aux éclairs lumineux des vocables qu’une polyphonie démultiplie en « répons » ou en écho; sans oublier cette position presque « neutre » par où les éléments du texte sont simplement « disposés » comme à l’écoute de ce qui peut venir : défocalisation, attention flottante, déplacement…
C’est pourquoi peut-être on écrit encore des Messes : pour essayer de jouer encore une fois le jeu du neuf et de l’ancien, des nova et vetera, pour donner à ces textes, parce que « sacrés », comme l’on dit, la possibilité de revenir à leur possibilité même, celle de rejouer le jeu à la fois redoutable et délectable d’ouïr, d’écouter, d’entendre, pour un instant s’oublier, à moins que ce ne soit au contraire pour se souvenir de soi comme invité quelque part, et à tout le moins, comme hôte pacifié de soi-même.