journal musical présenté sous la forme d’un livre de textes-partitions
Le temps de le prendre est un journal de propositions musicales susceptibles d’être réalisées et combinées selon les caractéristiques de la circonstance et du lieu où l’événement doit se produire; ce journal s’est développé, ramifié en fonction des apports de ses versions successives et des rencontres avec les interprètes.
Ces propositions musicales, présentées ici sous forme de recueil, sont exprimées verbalement ou oralement; cela implique que leur transmission ne passe pas par l’intermédiaire de l’écriture musicale traditionnelle, de nature essentiellement symbolique; j’étais en effet intéressé d’expérimenter des processus de jeu qui ne nécessitent pas d’autre code que celui dont on se sert pour parler ou écrire.
L’ambiguïté inhérente aux partitions verbales donne, à mon sens, plus de flexibilité à un processus musical qu’un choix de parcours proposé à l’interprète, comme dans le cas des formes mobiles. La question soumise au musicien par le biais d’un texte doit être de nature plurielle; sinon, la proposition perd sa fonction interrogative, elle se pervertit en ordre et, dans ce cas devient le pire des diktats. C’est pourquoi la formulation d’un processus de jeu doit être menée avec beaucoup de prudence. La notation verbale est très fragile, car elle ne transmet généralement qu’un minimum d’informations. Dans un cas, trop floues, les informations ne parviennent pas à capter l’attention du musicien, à le stimuler; dans un autre cas, elle consiste seulement en l’énonciation de règles auxquelles l’interprète doit obéir et celui-ci se retrouve alors dans la situation bien connue de l’exécutant, rouage manipulé dans le seul intérêt du compositeur.
Un mode de notation tel que la notation verbale écarte la traduction technologique du signe et, par là, peut favoriser la complicité de l’auditeur; en effet, informé du texte, qui n’est pas un commentaire, ni une paraphrase de ce qu’il entend, mais l’origine même du jeu auquel il assiste, il est en mesure de partager avec l’interprète les termes du projet et de vivre, en connaissance de cause, une actualisation de la proposition; de plus, la simple lecture de celle-ci peut susciter en lui -voire par lui- de tout autres réalisations, en accord avec ses moyens conceptuels, matériels, dans le milieu acoustique qui est le sien, et dont il peut être ainsi amené à prendre en charge toutes sortes de conséquences et développements.
La première partition verbale que j’ai écrite, Haute tension, était constituée de phrases, distribuées dans un ordre fixe et adressées à deux instrumentistes; non seulement la succession, mais surtout la nature des mots n’étaient en aucune manière interchangeables, et les interprètes devaient conserver le contact avec la partition comme objet; en définitive, je me suis aperçu que toutes les décisions (disposition des phrases dans la page, graphies, tourne de pages) étaient de nature à influer sur les jeux d’échange entre les deux musiciens, de par l’absence de directivité des informations de base qui leur étaient fournies, instructions agissant à la manière de stimuli; la plupart des propositions d’actions n’avait aucun caractère d’évidence musicale; l’ambiguïté inhérente au projet, et que j’avais voulu inscrire de façon prioritaire dans l’élaboration des prescriptions musicales, envahissait, déteignait sur tout aspect du processus de partition et de jeu; par contre, le point noir qui subsiste est qu’aux restrictions apportées par toute codification, symbolique ou graphique, se sont substituées les limitations de la langue, qui était par trop intimement liée à la condition du processus, condition qui pouvait difficilement admettre une traduction ou une transposition.
Je me suis donc écarté de ce mode d’écriture, qui se cristallisait trop manifestement, ainsi que de la tentative, dans Un certain état d’esprit (composé en 1968 à l’occasion des cours que K.Stockhausen donnait à la Rheinische Musikschule de Cologne) de mettre en présence un interprète avec plusieurs modes de notation à l’intérieur d’une même partition; car dans ce cas, trop d’obstacles se dressaient entre le musicien et son jeu: écartèlement de sa compréhension du texte musical (partiellement symbolique ou graphique, partiellement verbal), des opérations mentales à assumer (répondre aux signes de mise en forme tout en lisant les prescriptions concernant le matériau), ce qui ne correspondait pas implicitement à mon propos.
Mon intention initiale étant de favoriser un jeu de groupe, il me fallait éliminer tout ce qui obligeait le recours à une écriture par trop unilatérale, réclamant de la part du musicien, une activité de lecture exercée simultanément à son jeu instrumental. Dès lors, je me suis orienté vers des notations verbales plus mémorisables, susceptibles de supprimer physiquement la partition au moment de la réalisation; réduire la dispersion des informations m’a conduit à centrer chaque processus sur un point spécifique du jeu musical, de telle sorte que chacun devienne tour à tour un pôle d’attraction, générateur de développements autonomes et non une « idée fixe » à laquelle le musicien devrait à tout prix se raccrocher.
J’ai ainsi élaboré (et je continue à le faire, car une telle démarche ne saurait connaître d’issue prévisible) des séries de processus indépendants : certains sont concentrés sur des notions d’action, qui trouvent leurs principes de formation dans des verbes (observer, attendre, prendre/reprendre, épuiser…); d’autres ont comme sujet les relations entre organes corporels et instruments (Mains gauches, Deux bandos…); d’autres invitent à prendre comme crible d’ informations pour des événements à venir un phénomène à élaborer soi-même et à analyser (instantanés d’un moment de son passé de musicien dans Souviens-toi); d’autres encore sont des scénarios d’activité sonore en puissance, notés en tant qu’idées de base destinées à d’éventuelles extrapolations, qui dépendront largement des initiatives de leurs réalisateurs (par exemple, Dévoiler); certaines enfin prennent le caractère de musiques conceptuelles et sont plus des situations sonores à imaginer qu’à concrétiser (par exemple, Ruines).
Les processus musicaux en question sont peut-être plus des scénarios, au sens dramaturgique du terme, que des partitions; pour reprendre une idée de Cornelius Cardew, je prévois moins des relations entre des sons, note à note, que des relations entre des individus confrontés à une situation sonore spécifique.
A l’origine, Le temps de le prendre a été conçu comme prétexte à une pratique sonore de groupe; toutefois, des extensions du nombre de musiciens est envisageable; pour toute réalisation, une hiérarchie déterminée entre participants doit pourtant être évitée et une attribution d’actions sonores en vertu des souhaits de chacun doit être favorisée, des événements extérieurs aux propositions ci-jointes pouvant également trouver leur place.
Ce sont les individus en présence, leur sens d’une activité de groupe, ainsi que l’espace et le temps de la manifestation prévue, qui doivent orienter le choix des propositions de jeu et de leurs connections; ce sont de telles adéquations qui demeurent la condition essentielle du jeu, plutôt que toute considération d’ordre esthétique ou stylistique.
A l’occasion de chaque réalisation du projet, les musiciens parcourent un itinéraire à travers plusieurs processus de jeu. Un réseau d’appels et de signaux devrait leur permettre, au moment de l’action, de se regrouper pour réaliser telle ou telle proposition. Mais ils peuvent toujours, s’ils le souhaitent, rester sourds à ces incitations et adopter ou conserver un mode de jeu strictement individuel. Ainsi se formeront et se transformeront, au gré des décisions personnelles, des groupes et sous-groupes d’individus occupés à des activités musicales de caractères diversifiés. Chaque proposition est généralement associée à un espace particulier de jeu. Elle doit devenir une sorte d’objet musical qu’il convient de présenter, en accord avec une circonstance et un espace spécifiques, isolément ou en relation avec d’autres processus.
Les processus sont souvent basés sur la physiologie des instruments, sur l’effort physique qu’ils réclament; les modes de relation et la spécificité des différents groupements possibles tiennent également une place importante dans l’ensemble; les événements qui naissent des rapports sonores entre musiciens devraient nécessairement porter la marque de situations de duo, trio, quatuor ou groupe.
D’autres processus sont destinés à mettre en relief une idée-pivot; il s’agit alors de faire ressentir, avec un minimum de secours didactique, la prégnance de l’idée en question à travers un organisme sonore en mouvement. Bien sûr, le jeu reste périlleux, car si le processus n’est pas en mesure de révéler cette idée centrale, nerf de l’action, qui devrait se manifester comme une entité, ou bien si cette unique idée qui préside à l’instauration du processus n’est pas elle-même porteuse de suffisamment de pouvoir énergétique pour accrocher la perception, le résultat se réduit à l’état de squelette, de mécanisme vide.
Les processus peuvent être confrontés en fonction de leurs affinités (mode de production du son, d’évolution, du nombre de participants) ou de leurs différences et complémentarités.
Bien d’autres activités que le concert sont susceptibles d’accueillir les propositions musicales de ce recueil : approches pédagogiques, environnements, ateliers…
Les propositions de jeu réunies dans ce livre doivent en effet pouvoir être réalisées en rapport étroit avec le niveau instrumental et conceptuel de chacun, de telle sorte que nul privilège ne soit accordé de manière impérative à un individu, amateur ou professionnel, quelque soit le niveau technique de sa pratique musicale.
De telles propositions s’efforcent donc de rester relativement transparentes à la personnalité sonore de chacun, amateur ou professionnel; elles devraient plutôt être approchées en accord avec le tempérament, l’imagination de ceux qui les prennent comme prétextes à un moment de communication sonore; la plupart du temps, nulle virtuosité n’est requise.
Chaque processus est comme une pièce d’un jeu de construction variable à l’infini; et cette pièce est elle-même mouvante.
Un affinement de l’écoute de ce que l’on a choisi de produire pour soi et vis-à-vis d’autrui, est peut-être le seul but délibéré d’un tel projet, ainsi que de savoir prendre son temps musicalement sans que les garde-fous que constituent systèmes et définitions esthétiques viennent se dresser entre le musicien et son activité; c’est à cet effet que des processus destinés à toutes sortes de formation instrumentale et vocale ont été conçus.
Une dimension est également très importante, celle du jeu; mais le mot « jeu » ne devrait pas être compris dans le sens de la compétition; chaque processus devrait plutôt donner le désir de jouer, au double sens du verbe: jouer d’un instrument et assumer une activité de nature ludique; et de faire ressentir le plaisir d’instaurer des relations ludiques avec le monde, seul ou en groupe.
Au cours d’une réalisation, un libre jeu d’appels « muets » permet, selon l’orientation du regard, l’attitude instrumentale, la position physique dans l’espace, de se mouvoir, de manière flexible, à l’intérieur d’états de solo, duo…tutti, sans heurts apparents, en un itinéraire sonore individuel mais toujours disponible aux rencontres avec autrui. Une réalisation de Le temps de le prendre, c’est-à-dire une libre combinaison de ses jeux, pourrait bien s’apparenter à une promenade en milieu urbain, où seraient ménagés des centres d’intérêt diversifiés, favorisées des hypothèses de rencontre, où l’on puisse traverser plusieurs couches de temps (musical, mais aussi psychologique et historique), avec ses choix assumés dans l’instant, ses rencontres, sa part d’intentions préalables, de détours et déviations, ses moments de repos, de réflexion, ses signes et signaux.
Préparation et réflexion gardent un rôle essentiel, en particulier pour les processus individuels; des préparations muettes précéderont parfois les événements proprement dits. L’observation de la situation adoptée par chacun s’infiltrera fréquemment dans le jeu; chaque décision, individuelle ou collective, devra apparaître aussi affirmée que possible.
La mise au point de ces processus de jeu et l’acte de les noter, de les « mettre en page » m’a intéressé au moins autant que leur réalisation proprement dite; ainsi que le fait de traduire une idée de la manière la plus concise, de trouver sa formulation la plus appropriée tout en restant et pour rester aussi près d’elle que possible; au lieu de mettre l’accent sur son développement, ce que je pourrais accomplir au cours d’une phase ultérieure de composition, à partir de moyens de notation plus traditionnels, la sentir comme organisme en puissance, avec toutes ses potentialités.
Ce recueil pourrait également s’apparenter à un carnet de croquis. J’ai toujours regretté que le compositeur ne puisse apparemment disposer d’un éventail aussi étendu de moyens de présenter un projet artistique que le peintre; ni le format, ni le support, ni la technique adoptée (dessin, aquarelle, gravure, huile) ne créent nécessairement de hiérarchie dans son travail, tout au moins sur le plan esthétique. La fixité de la notation conventionnelle et le statut de la partition ont rigidifié le rapport à l’ oeuvre musicale, n’accordant guère de place (si ce n’est pour des raisons d’ordre musicologique) à l’esquisse, à la notion de « work in progress ». Or, en me servant de différents modes de notation, j’ai précisément tenté de jouer sur plusieurs temps d’élaboration à partir d’une idée musicale, livrant telles quelles ces diverses phases, même les plus allusives; tout comme un peintre qui ne dédaigne pas montrer ses esquisses ou bien les états successifs d’un projet. J’ai en effet parfois repris à mon compte certains scénarios ou schémas, comme les boucles, et les ai réinterprétés au moyen de modes de notation plus conventionnels, les inscrivant à l’intérieur de formes fixes.
– Publications : quelques processus dont Préliminaires dans Temps Mêlés n°116-117, Verviers, 1972; Le temps de le prendre change, Change Mondial, n°20, Seghers Laffont, 1974; Le temps de le prendre quotidien, Fleuve n°1 aut./hiver 1982; processus musical et « texte », Les temps de l’écriture n°12, MJC de Montluçon, 1983; « musiques/événements », TEM, Grenoble, hiver 1988/89.
L’ensemble des textes a été publié aux Editions Kimé, en 1997.
– Quelques réalisations : Le temps de le prendre à Lützelflüh, juillet 1972, Time to Take it to Manchester , Northern College of Music, Manchester, (73), Alliages, Maison de la Culture d’Angers, 19 février 1973, Le temps de le prendre estival, GERM, Festival Estival de Paris, la Conciergerie, 28 septembre 1973, Le temps de le prendre à Liège, Conservatoire de Liège le 22 mars 1974, 62100, le 7 février 1974, plusieurs processus tirés de Le temps de le prendre, par l’Ensemble 2E2M sous la direction de Michel Decoust le 16 février 1974, aux Semaines de Musique contemporaine d’Orléans, le 17 Mars 1974, 13100, au Théâtre du Centre, Aix en Provence, le 1er mars 1975, Le temps de le prendre, La Porte de la Suisse, 4 novembre 1975, A portée de texte, ACR (France-Culture), 28 mars 1976, Time to Take it , GERM, Manchester, 3 mai 1976, Le temps de le prendre à Toulouse, salle Cuvier, le 17 mars 1979, Le temps de le prendre au Blanc-Mesnil, Le Blanc-Mesnil, 12 février 1995.